2017-04-24

Rapport sur l’industrie du remorquage à Montréal, déposé le 24 avril 2017

Résumé

En matière de remorquage de véhicules accidentés, l’enquête a révélé l’existence d’une entente de partage des territoires et le règne d’un climat de violence et de représailles. La présence et l’influence du crime organisé ont permis d’assurer le maintien en place de ce système. Dans le domaine de la location de remorqueuses avec opérateurs pour les opérations de déneigement, des entrepreneurs communiquent entre eux pour s’informer de leur intention de soumissionner et des prix à proposer. Plusieurs recommandations ont été émises en vue de diminuer les risques de collusion et de contrôle du marché, mais également d’assainir le marché de ses liens avec le crime organisé.

EXPOSÉ SOMMAIRE

Suite à la réception de signalements ciblant certains appels d’offres lancés par la Ville de Montréal en matière de location de remorqueuses avec opérateurs pour le remorquage de véhicules durant les opérations de déneigement, l’inspecteur général a décidé de mener une enquête sur l’ensemble des contrats octroyés dans le domaine afin d’évaluer l’existence de collusion. De façon systématique au cours de l’enquête, les différents témoins rencontrés ont abordé d’euxmêmes les autres problématiques présentes dans l’industrie du remorquage en général, notamment la question de l’infiltration du crime organisé dans le domaine du remorquage des véhicules accidentés qui obstruent la circulation.

Compte tenu de ces allégations, le spectre de l’enquête a été élargi aux autres contrats octroyés par la Ville en matière de remorquage. L’enquête du Bureau de l’inspecteur général avait pour objectifs de dresser le portrait de l’industrie du remorquage à la Ville de Montréal sans se limiter aux signalements initialement reçus, d’identifier les stratagèmes de nature collusoire utilisés par les entrepreneurs, de déterminer dans quelle mesure le crime organisé est impliqué dans l’industrie du remorquage et comment il affecte l’industrie, et d’étudier tout autre problème qui pourrait avoir pour effet de nuire à la libre concurrence entre les entrepreneurs et à la capacité de la Ville d’obtenir le meilleur service au meilleur prix.

Le présent rapport dresse donc un portrait de la situation et fait état des constats révélés au cours de l’enquête, de même que des recommandations de l’inspecteur général qui en découlent, à l’égard de trois (3) types de contrats : les contrats d’exclusivité de remorquage pour les véhicules accidentés qui obstruent la circulation, les contrats de remorquage et d’entreposage pour les véhicules en situation de délit et les contrats de location de remorqueuses avec opérateurs pour le remorquage de véhicules durant les opérations de déneigement.

L’enquête menée par le Bureau de l’inspecteur général révèle qu’en matière de remorquage de véhicules accidentés obstruant la circulation, il existe, depuis plus de dix (10) ans, une entente de partage du territoire entre les entrepreneurs dans les secteurs qui ne font pas l’objet d’un contrat d’exclusivité avec la Ville de Montréal. Or, l’enquête a permis d’apprendre que la Ville n’a octroyé aucun contrat d’exclusivité sur son territoire depuis le 27 février 2016 et qu’au fil du temps, les contrats n’ont pas été octroyés de façon homogène, puisque certains secteurs n’ont jamais été visés par des contrats d’exclusivité.

L’inspecteur général constate que l’absence de contrats d’exclusivité pour le remorquage des véhicules accidentés couvrant l’ensemble du territoire de la Ville a contribué à ce que le partage des secteurs entre les entrepreneurs s’érige en véritable système au fil du temps.

Le portrait de la situation est préoccupant : le territoire de la Ville de Montréal est divisé en zones qui sont, dans les faits, des petits royaumes où certains entrepreneurs sont souverains et détiennent une forte mainmise. Les entrepreneurs œuvrant dans le remorquage des véhicules accidentés obstruant la circulation se « respectent mutuellement » et ne procèdent pas au remorquage dans les secteurs qu’ils considèrent appartenir à leurs concurrents, même si ces derniers ne détiennent pas de contrat d’exclusivité valide avec la Ville.

Un climat de violence et de représailles règne sur l’industrie : afin d’acquérir ou encore de « protéger » les secteurs qu’ils estiment être les leurs, les entrepreneurs usent de menaces, ont recours à l’intimidation et posent des actes de violence (voies de fait, vandalisme, incendies d’équipements) à l’égard de leurs compétiteurs. De façon quasi unanime, les témoins expliquent qu’une compagnie qui déciderait de défier le partage du territoire établi entre les entrepreneurs deviendrait la cible de menaces via des appels téléphoniques et s’exposerait à des mesures de représailles importantes.

L’enquête du Bureau de l’inspecteur général a également permis de lever le voile sur la présence et l’influence du crime organisé dans l’industrie. La quasitotalité des secteurs est aujourd’hui contrôlée, en tout ou en partie, par au moins une compagnie reliée d’une façon ou d’une autre au crime organisé.

Parfois les dirigeants des compagnies de remorquage sont euxmêmes membres de ces organisations criminelles, parfois ils entretiennent des liens familiaux ou d’amitié avec des membres de ces organisations. Il en découle que des individus membres d’organisations criminelles, ou proches de membres influents, opèrent sur le territoire. L’inspecteur général a même appris que certains secteurs « appartiennent » à des organisations criminelles, de sorte qu’un entrepreneur désirant procéder au remorquage d’un véhicule accidenté obstruant la circulation dans le secteur doit payer une redevance (ou une « cut ») à l’organisation criminelle. Le soutien d’une organisation criminelle constitue une façon permettant aux compagnies de remorquage de protéger leur territoire, mais également d’acquérir certains secteurs sans faire l’objet de représailles de la part de ses concurrents et sans se soucier du fait qu’un autre entrepreneur effectuait auparavant le remorquage de véhicules accidentés dans le secteur. Dans le jargon du milieu, la compagnie de remorquage se trouve à être « backée » par le crime organisé.

La preuve recueillie lors de l’enquête démontre clairement que le crime organisé prend le contrôle de secteurs de remorquage et va même jusqu’à coordonner la répartition des entrepreneurs et le partage des secteurs.

L’inspecteur général observe ainsi que ces situations ont eu pour effet pratique de vider le domaine de nombreux entrepreneurs qui, par peur, n’osent plus procéder au remorquage de véhicules accidentés dans les zones contrôlées, et même parfois, sur le territoire de la Ville de Montréal. La concurrence s’en trouve ainsi considérablement réduite.

Dans le domaine de la location de remorqueuses avec opérateurs pour le remorquage de véhicules lors d’opérations de déneigement, la situation n’est guère plus reluisante : l’enquête menée par l’inspecteur général a permis d’observer que certains entrepreneurs œuvrant dans ce domaine ont recours à la collusion lorsque venait le temps de déposer une soumission à un appel d’offres. Il s’avère que plusieurs entrepreneurs communiquent entre eux, avant et pendant les périodes de soumission, pour s’informer de leur intention de soumissionner, du nombre de remorqueuses qu’ils prévoient proposer et du prix auquel ils prévoient soumissionner. Parfois même, les entrepreneurs s’entendent pour ne pas soumissionner les uns contre les autres (« pactes de nonagression »), ou encore pour soumissionner à un prix déterminé.

Les manœuvres auxquelles ils ont recours privent la Ville et les arrondissements de la possibilité d’obtenir le meilleur prix, ce qui constitue une entrave grave au libre marché et détourne les processus d’appel d’offres de leur mission première qui est de susciter la plus grande concurrence. Le bassin d’entrepreneurs soumissionnant sur les contrats de location de remorqueuses pour le remorquage des véhicules lors d’opérations de déneigement s’est réduit considérablement à travers les années.

Déjà, l’inspecteur général a prononcé deux (2) décisions le 26 septembre 2016 et le 23 mars 2017, résiliant au total quinze (15) contrats octroyés à des entrepreneurs qui ont participé à des manœuvres collusoires ou frauduleuses, en contravention avec la Politique de gestion contractuelle de la Ville de Montréal. L’inspecteur général a également recommandé que six (6) compagnies et leur président respectif, qui avaient activement pris part à ces manœuvres, soient exclus pendant cinq (5) ans de la possibilité de conclure tout contrat avec la Ville, que ce soit de gré à gré ou suite à un appel d’offres.

Dans le cours de son enquête plus globale sur l’industrie du remorquage, le Bureau de l’inspecteur général a obtenu de nombreuses informations corroborant les situations dépeintes dans ces deux (2) décisions.

Par le biais de ce rapport, l’inspecteur général a comme préoccupation première de porter à l’attention du conseil municipal et du conseil d’agglomération de la Ville de Montréal les situations observées lors de l’enquête relativement au partage du territoire entre les entrepreneurs et à la question de la présence et de l’influence du crime organisé dans l’industrie. L’inspecteur général a jugé à propos de formuler plusieurs recommandations afin que certaines mesures soient adoptées rapidement par la Ville en vue de diminuer les risques de collusion et de contrôle du marché par les entrepreneurs, mais également d’assainir le marché de ses liens avec le crime organisé. L’inspecteur général déplore notamment l’absence de contrats d’exclusivité en vigueur dans le domaine du remorquage des véhicules accidentés obstruant la situation. L’inspecteur général estime que cette absence, et le partage du territoire entre les entrepreneurs qui en découle, mettent la Ville et les arrondissements à risque, en ce sens qu’ils permettent à des compagnies de remorquage qui entretiennent des liens avec le crime organisé d’avoir accès au marché en toute impunité et de contrôler ce secteur économique.

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Rapport sur l’industrie du remorquage à Montréal, déposé le 24 avril 2017